1969, l’année où l’astronaute Neil Armstrong se promène sur la lune, deux ingénieurs des laboratoires Bell, Dennis Ritchie et Ken Thompson, décident d’écrire un système d’exploitation pour l’ordinateur dont ils disposent plus ou moins librement dans leur bureau. Les laboratoires Bell, c’est un peu l’équivalent de France Telecom aux États-Unis.
La naissance d’Unix
La machine du labo, un DEC PDP-7, est considérée comme un « mini-ordinateur » à l’époque. Pour avoir une vague idée de la taille de l’engin, imaginez une batterie de quatre ou cinq frigos de taille familiale posés les uns à côté des autres. Ritchie et Thompson se servent des bouts de code du projet Multics, mais leur ambition est bien plus modeste, pour ne pas dire purement ludique. Ce qui les motive dans l’immédiat, c’est de disposer d’une machine suffisamment fonctionnelle pour jouer à un jeu tout à fait dans l’air du temps : Space Travel, un jeu interactif en mode texte, où il s’agit de poser une capsule spatiale sur la lune.
Leur projet est un succès, comme ça arrive souvent lorsqu’on fait quelque chose uniquement pour s’amuser et que l’ambition ne vient pas gâcher le plaisir. Étant donné que leur nouveau système tourne sur une seule machine, celle qu’ils ont à portée de main, ils s’amusent à faire un jeu de mots sur le système qui les a inspirés et décident de le baptiser « Unics ».
Le nom « Unics » est contracté par la suite en « Unix » avec un « x ». Ce « x » final sera caractéristique par la suite d’un certain nombre de variantes, dérivées et clones d’Unix, comme XENIX, HP-UX, IRIX, Minix, etc.
La culture hacker
La fin des années 1960, ce n’est pas seulement la conquête spatiale, mais également la révolution de mai 68, Woodstock, le flower power et la culture hippie. Les campus des universités et les entreprises pullulent de barbus à sandales qui ont une idée en tête : contribuer au code d’Unix en vue de l’améliorer.
Certes, la propriété intellectuelle et les brevets existent déjà, mais ça n’empêche personne de vivre pour autant. Les hackers – au sens noble du terme – échangent entre eux leurs meilleures idées et les bouts de code source qui vont avec, aussi naturellement que leurs grands-mères échangent entre elles leurs meilleures recettes de cuisine. Les entreprises et les facultés ne payent pas de frais de licence pour utiliser Unix et, lorsqu’elles réclament le code source aux laboratoires Bell, KenThompson a l’habitude d’ajouter un petit post-it au colis de bandes magnétiques et de disquettes en signant « Love, Ken« .
Code source vs. programme exécutable
Les sources d’un programme, c’est l’ensemble des fichiers qui contiennent du code et que l’on compile pour obtenir un programme exécutable. Lorsqu’on distribue un programme sous forme binaire, il est prêt à l’emploi, mais on ne peut pas le modifier.
De façon analogue, une recette de tarte aux pommes ainsi que tous les ingrédients nécessaires comme la farine, les œufs, les pommes, la cannelle et le sucre permettent de cuisiner une tarte aux pommes. Une fois qu’elle est sortie du four, il est difficile de revenir en arrière pour retrouver les ingrédients de base et la recette.
Pour être exact, on peut très bien revenir en arrière pour retrouver la recette originale à partir du produit final. C’est une science très complexe qui s’appelle la « rétro-ingénierie ».
L’informatique avant Microsoft et Apple
Essayons de nous mettre un peu dans l’air du temps en 1970. Microsoft et Apple n’existent pas encore et personne n’aurait l’idée d’associer des mots de tous les jours comme « windows » ou « apple » à de l’informatique.
Vous jetez un coup d’œil dans votre boule de cristal. Vous apercevez le futur pas trop lointain, quelques décennies plus tard. Vous annoncez solennellement qu’un jour viendrait où les systèmes et les applications se vendraient sans le code source qui va avec. Le prix serait conséquent, les gens seraient obligés d’acheter les licences des systèmes et des applications avec le matériel et les ventes feraient de vous l’un des hommes les plus riches de la planète. On vous prendrait probablement pour un fou.
Unix dans les années 1970 et 1980
Durant les années 1970 et le début des années 1980, les universités utilisent à peu près exclusivement Unix. Les entreprises décident d’emboîter le pas et l’adoptent également à grande échelle. Après tout, les étudiants d’aujourd’hui font les ingénieurs de demain. Techniquement, Unix est à la pointe des systèmes d’exploitation :
- C’est un vrai système multitâche et multi-utilisateur, robuste et transparent.
- Il définit clairement les droits d’accès aux fichiers.
- Il sépare les processus bien proprement.
- Il est conçu dès le départ pour fonctionner en réseau.
Petit à petit, Unix est en bonne voie de faire tourner les ordinateurs du monde entier.
La commercialisation d’Unix
L’âge d’or d’Unix connaît une fin abrupte et quelque peu absurde en 1983. Dans le cadre de la lutte antitrust du gouvernement de Ronald Reagan, les laboratoires Bell sont séparés de leur maison mère, l’entreprise de télécommunications AT&T, la American Telephone and Telegraph. Dans la foulée des actions judiciaires qui s’ensuivent, un décret qui empêchait la commercialisation d’Unix jusque-là est rendu caduc. AT&T décide de sauter dans la brèche ouverte par la nouvelle législation et de s’approprier le système Unix et tout le code qui va avec, en faisant fi des nombreuses contributions externes. L’émoi causé par cette mainmise – qui a d’ailleurs failli sonner le glas du système – est considérable dans la communauté des hackers.
Les étudiants qui ont contribué au code d’Unix s’estiment doublement lésés. D’une part, AT&T « oublie » de les rémunérer alors que les licences sont monnayées au prix fort. D’autre part, ils n’ont plus accès à leur propre code ou alors – situation plus ubuesque encore – n’ont plus le droit de l’utiliser pour de sombres raisons de propriété intellectuelle.
Certes, AT&T essaie de calmer le jeu en annonçant que les universités pourront désormais bénéficier de tarifs préférentiels pour les licences. Il n’empêche que l’accès au code source est dorénavant restreint. Du jour au lendemain, Unix est devenu un système d’exploitation rigoureusement propriétaire et commercial.
Notez qu’on est en 1983 et qu’on a un premier cas de figure de tarif préférentiel pour les élèves et les étudiants. Quarante ans plus tard, c’est resté une stratégie de fidélisation populaire auprès des éditeurs de systèmes propriétaires.
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